Workshop: Philosophy of the Neurosciences (Paris, 2000).

Intentionnalité de l’action & plasticité du schéma corporel

CollÈge de France

(Bât. de Physique, 1er étage/G, salle 1)

20 Décembre 2000

9h - 18h

Sous la direction de

Alain BERTHOZ

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Jean-Luc PETIT

La spatialité originaire du corps propre:

phénoménologie et neurosciences

Jean-Pierre ROLL

Rôle fondateur de la sensibilité proprioceptive

Jean FRERE

L’action chez Aristote

Agnès ROBY-BRAMI

Plasticité du comportement moteur chez les cérébro-lésés

Christian XERRI

La plasticité des cartes corticales somato-sensorielles

Christopher MACANN

Être ou ne pas être son corps propre : voilà la question!

Pierre Paul VIDAL

Le schéma corporel, bases biomécaniques et neurophysiologiques

Ève BERGER et Didier AUSTRY

Le développement de la plasticité perceptive

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Jean-Luc PETIT

UMB Strasbourg II

LPPA/CNRS UMR C9950

La spatialité originaire du corps propre

Phénoménologie et neurosciences

En même temps que j’habite mon propre corps, je hante le monde des choses perçues, lesquelles, suivant mes mouvements, s’esquissent ou s’estompent, je me projette vers des buts d’action, et me mets à la place d’autrui. Ce paradoxe de l’expérience vécue a longtemps tenu en respect la tradition philosophique. Descartes, qui prétendait vider les corps de tout ce qui n’en n’est pas représentable par la géométrie des figures, y voyait un mystère inaccessible à l’intelligence humaine. Kant, malgré qu’il ait restitué aux corps une masse pour pouvoir les replacer dans l’universelle interaction de la Mécanique classique, a maintenu l’impasse sur le corps propre en privilégiant le temps comme la forme unique de notre expérience intérieure, et s’il a recouru à l’espace comme procédé auxiliaire de représentation des événements internes, c’était l’espace euclidien, qu’il supposait être la forme unique de l’expérience externe. Ainsi, jusqu’à la phénoménologie, il était vrai de dire que le corps, tel que nous le nous représentons, n’est pas le corps que nous vivons.

Husserl a fait valoir que l’espace habituel, condition a priori de possibilité d’une connaissance intersubjective des objets extérieurs, était lui-même produit d’une activité constituante transcendantale, corrélative de l’auto-constitution du corps propre. Du même mouvement que j’impose à mes organes moteurs et sensoriels un contrôle volontaire qui les subordonne à la réalisation de mes intentions pratiques, j’opère une intégration harmonieuse de l’ensemble des systèmes kinesthésiques qui les animent, et les séries d’apparences kinesthésiquement motivées de mes champs d’images sensorielles se stabilisent en un monde de choses permanentes en interaction causale mutuelle, où il devient possible que mon action intervienne et ait des effets sur les choses et sur les autres. Cette relativité du monde spatial ordinaire au corps propre et à l’action est tellement radicale, que si je me trouve dans une situation où je ne puis absolument plus réaliser mes projets pratiques, le monde s’effondre pour moi, ses horizons de projection possible étant balayés d’un coup, tandis que si mes actions sont limitées par la maladie ou le handicap, physique ou mental, je n’ai plus qu’un quasi-monde qui doit son sens au fait que d’autres, à ma place, ont un monde au sens plein.

Bien que personne n’ait sérieusement contesté la vérité phénoménologique de pareilles descriptions de la corporéité propre, elles n’avaient pu jusqu’à présent être mises en corrélation qu’avec une symptômatologie clinique, elle-même de caractère descriptif et holistique : illusions kinesthésiques, membre fantôme des amputés, négligence spatiale ou somesthésique des cérébro-lésés. Or, de récents développements en neurosciences soulèvent la question de savoir si les bases biologiques de la constitution immanente du corps propre et de sa contribution à la constitution transcendantale d’un monde objectif et intersubjectif ne sont pas sur le point d’accéder au statut d’un nouveau domaine de recherche scientifique. Ce qui ne va pas manquer de relancer le débat philosophique sur la légitimité, voire la possibilité, d’une approche objectivante de l’expérience subjective, comme telle.

 

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Jean-Pierre ROLL

Laboratoire de Neurobiologie Humaine

Université de Provence / CNRS - UMR 6562

Rôle fondateur de la sensibilité proprioceptive

Husserl, dans ses Leçons de 1907, exprimait déjà l'idée que "sans le concours des systèmes kinesthésiques, il n'y a pas là de corps, et pas de chose". Notre perspective sera d'apporter quelques faits neurobiologiques attestant chez l'Homme du rôle fondateur ("constitutif", disait Husserl) de la sensibilité proprioceptive, à la fois pour l'intelligence du corps et pour la nécessaire coalescence des espaces corporel et extracorporel.

Sensibilité mécanique de l'appareil moteur distribuée dans la totalité des muscles et profondément enfouie en leur sein, la proprioception musculaire commence seulement à livrer les règles de son organisation et de son fonctionnement. Les codes sensoriels qui la régissent sont des codes de population à caractère directionnel et intensif organisés à la fois dans l'espace anatomique et dans le temps. La manipulation expérimentale de cette modalité évoque chez l'Homme des illusions kinesthésiques qui peuvent être complexes et relever, selon les cas, de la motricité posturale, dirigée ou symbolique. Nous soutiendrons l'idée que les informations proprioceptives, nées de l'action même, participent à des fonctions mentales de niveau élevé, fonctions qui émargent clairement au répertoire des activités cognitives.

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Christopher MACANN

Université Michel de Montaigne (Bordeaux II)


Etre ou ne pas être - son propre corps. Voilà la Question.


Dire que l'être de l'être humain se tient à sa façon d'être son propre corps n'a rien de suprenant, et semble bien s'accorder avec la pensée d'un des derniers grands philosophes français, Maurice Merleau-Ponty. Dire que l'être de l'être humain et, en particulier, le développement de la conscience humaine, dépend de sa capacité de ne pas être son corps, de se dissocier de son propre corps, a l'air plus paradoxal. Mais ce n'est qu'en mettant l'accent aussi bien sur la nécessité d'un détachement/ dégagement de son propre corps que l'on est en état de rendre justice à cette découverte de la sujectivité qui caractérise l'époque moderne, et dont dépendent ´les fleurs de notre culture actuelleª. En appliquant une méthode génétique, j'espère pouvoir démontrer l'importance de ce mouvement de détachement, et aussi l'importance d'un mouvement complémentaire de retour qui nous ramène, à la fin, à nos origines et à nos premières attaches - à notre corps, à la nature, à autrui. Laissons la parole à T. S. Eliot:

We shall not cease from exploration
And the end of all our exploring
Will be to arrive where we started
And know the place for the first time.

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Christian XERRI

Neurobiologie Intégrative et Adaptative,

CNRS / Université de Provence

Images du corps :

Malléabilité des représentations somatosensorielles et invariances perceptives

Le cortex pariétal contient des cartes somatosensorielles résultant de la projection topographique des surfaces sensibles corporelles, après relais des afférences périphériques (cutanées et proprioceptives) dans la moëlle épinière et le thalamus. Chacune des cartes compose une figurine, image déformée du corps (homonculus) dont la configuration interne est somatotopique, et dont la surface et le degré de résolution dépendent de la richesse de l'innervation périphérique des territoires représentés, ainsi que de leur importance fonctionnelle (la main et la bouche sont exagérément représentées, et leur acuité sensorielle particulièrement fine).

Bien que les cartes somatosensorielles soient dotées de propriétés d’organisation générale qui ne varient pas selon les individus, ces représentations en mosaïques fonctionnelles constituent de véritables empreintes idiosyncratiques, des signatures neurobiologiques individuelles. Le dogme qui a longtemps prévalu et selon lequel les représentations sensorielles dans le cortex ne sont pas modifiables au delà des périodes critiques du développement ontogénétique n’a pas résisté à l’impact des travaux récents des ´ cartographes ª du cerveau. Les représentations sensorielles sont actuellement conçues comme des constructions dynamiques, et les fluctuations permanentes de la ´ géographieª des cartes corticales reflètent des modifications de l’architecture morphologique et fonctionnelle des réseaux neuronaux dont elles constituent l’émanation. Cette mutabilité représentationnelle peut être induite par des stimulations sensorielles ou bien par des lésions nerveuses, périphériques (neurotomie, amputation) ou centrales (atteintes traumatiques, accidents vasculaires…). Cette forme de plasticité corticale contribue à l’engrammation neurobiologique de l’expérience sensorielle du sujet et sous-tend des processus d’adaptation comportementale et de restauration post-lésionnelle.

Si les représentations sensorielles du corps sont façonnées par l’expérience du sujet et réorganisées après altération de l’intégrité du corps propre, l’observation des amputés suggère que les représentations cognitives sont relativement résistantes au remodelage des représentations sensorielles. En effet, l’amputation induit des phénomènes perceptifs qui traduisent des invariances du schéma corporel. Ces phénomènes se présentent sous la forme du membre fantôme qui signe une pérennisation de la perception du membre amputé et de celle, plus étrange, de sensations erronées car référées au membre amputé alors qu’elles sont évoquées par des stimulations du visage ou de régions proches du moignon. Ces représentations illusoires du corps révèlent des schémas perceptifs d’une adaptabilité très limitée qui contraste avec la malléabilité de leur substratum neurobiologique au sein des aires corticales primaires.

 

 

 

 

 

 

 

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Agnès ROBY-BRAMI

Neurophysique et Physiologie du Système Moteur.

CNRS EP 1848 / Université Paris V

Plasticité du comportement moteur chez les patients cérébro-lésés

Après un accident vasculaire cérébral touchant les aires motrices ou le faisceau pyramidal, les patients vont présenter une hémiplégie de l’hémicorps controlatéral à la lésion. Cette paralysie récupère spontanément mais de façon inconstante. Environ la moitié de ces patients vont garder une incapacité de la fonction de préhension. Malgré des progrès récents sur la plasticité cérébrale on ignore encore les mécanismes qui permettent la récupération fonctionnelle du membre supérieur à la suite d’une lésion des voies motrices. La restauration anatomique ne pourrait expliquer que l’amélioration précoce après la lésion. Plus tardivement, on discute des mécanismes de substitution fonctionnelle ou vicariance, par lesquels la fonction des zones lésées est prise en charge par d’autres aires motrices parallèles ou par des structures cérébrales sous jacentes. On a évoqué également la levée d’une inhibition à distance (diaschisis). La plasticité des cartes corticales intervient probablement mais comme les accidents vasculaires cérébraux touchent massivement une ou plusieurs aires corticales, on doit évoquer des phénomènes de suppléance d’une aire à l’autre plus que des modifications à l’intérieur d’une aire. Par ailleurs, il est bien connu que les patients présentant une déficience motrice tendent à compenser leur déficit par diverses stratégies de substitution qui peuvent réaliser des schémas moteurs assez éloignés du schéma habituel. Ces stratégies peuvent être acquises de façon spontanée mais résultent surtout de l'apprentissage conscient d'une habileté motrice particulière. La part des phénomènes d’apprentissage demeure discutée par rapport aux conséquences directement liées à la nature, la localisation et l’étendue de la lésion.

L’étude quantitative du comportement moteur lors d’un geste fonctionnel de préhension et son évolution pendant la période de la récupération ont été entreprises dans le but de mieux comprendre l’importance de ces mécanismes. Nous avons étudié des gestes de préhension simples, le plus naturels possibles et sans contrainte mécanique. Cela a permis de mettre en évidence certaines stratégies d’action alternatives utilisées par les patients hémiparétiques pour compenser une déficience motrice sévère. Ces stratégies utilisent au maximum les ressources mécaniques de l’environnement et/ou de leur propre corps pour accomplir le but de la tâche de préhension. De plus, les mouvements des patients hémiplégiques présentent une coordination articulaire différente de celle des sujets valides. Les patients utilisent la redondance du système moteur en compensant la déficience de l’extension du coude et de l’antépulsion de l’épaule par une flexion antérieure du tronc. Lors du suivi, les patients améliorent en général leurs performances, mesurées par les tests cliniques usuels. Cette amélioration peut être due à la normalisation de l’aspect des mouvements, accompagnée de la diminution des compensation ou à la persistance de compensations devenant plus efficaces. Une étude parallèle en IRMf (avec A. Feydy, Y. Burnod, B. Bussel) suggère que dans les cas de ´ récupération vraie ª on observe une refocalisation de l’activité corticale sur l’aire motrice primaire, alors que le schéma évolutif en ´ compensation ª s’accompagne d’une diffusion de l’activation corticale.

Les patients qui récupèrent un schéma moteur proche de la normale aboutissent à de meilleurs résultats fonctionnels. Des études actuellement entreprises par MF Levin montrent que certains patients hémiparétiques peuvent améliorer leur coordination motrice par l’entraînement et/ou la restriction des possibilités de compensation. La question qui se pose donc actuellement est celle des limites des possibilités de récupération fonctionnelle par un entraînement spécifique en fonction des caractéristiques des lésions neurologiques.

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Jean FRERE

UMB Strasbourg II

L’action chez Aristote

Les problèmes que se pose la philosophie ancienne sont sensiblement autres que ceux que se pose la philosophie ou, plus spécialement, la psychologie contemporaine ou les neurosciences. Et pourtant c’est à partir de ces problématiques anciennes qu’ont peu à peu pu se mettre en place les problématiques modernes. Un effort d’archéologie du savoir s’impose donc, comparable au travail de l’archéologue des monuments brisés subsistant du passé.

C’est ainsi que, parmi bien des questions, l’on peut s’interroger sur ce qui a pu être décrypté par les Anciens en ce qui concerne l’étude de la conscience, de son rapport avec l’organisme, de sa relation avec les choses et avec l’Autre. Dans une telle perspective, un domaine particulièrement intéressant est celui de l’étude de la volonté et du volontaire.

Mieux que la philosophie idéaliste de Platon, la philosophie réaliste d’Aristote semble riche de nombreux aperçus très souvent négligés ou méconnus, mais que l’homme moderne pourra méditer. Dans l’œuvre immense d’Aristote, on retiendra ici des passages d’ouvrages aussi essentiels que le traité intitulé De l’âme, L’éthique à Nicomaque ou Les parties des animaux.

A travers ces ouvrages, on s’efforcera de retrouver des ébauches de ce qui beaucoup plus tard allait être appréhendé par la notion de " corps propre " (De l’âme ). C’est encore l’ébauche d’une phénoménologie du " mouvement volontaire " face aux choses (Parties des animaux ) ou de " l’action volontaire " face à autrui (Ethique à Nicomaque ) qui se laisse entrevoir en bien des passages de traités dans lesquels Aristote s’efforce de dégager la part respective de l’intelligence, de l’imagination, du désir, du choix et de la décision dans le domaine du vécu.

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Pierre-Paul VIDAL

Laboratoire de Neurobiologie des Réseaux Sensorimoteurs

CNRS LNRS / Université Paris V

Le schéma corporel, bases biologiques et neurophysiologiques


Les configurations squelettiques tridimensionnelles adoptées par les vertébrés au repos ou en activité sont en nombre limité. Elles optimisent le déroulement de l’activité motrice ou elles assurent chez l’animal au repos une dépense minimale ainsi qu’une posture adéquate pour scruter l’environnement. Nos études démontrent que ces configurations ne sont pas des propriétés émergentes des caractéristiques biomécaniques du système squelettique et musculaire. Les configurations squelettiques sont en fait les résultats de commandes motrices adressées simultanément à plusieurs groupes de motoneurones par le SNC via des voies descendantes, ensemble de commandes qu’il est commode de désigner sous le terme générique de schéma corporel. Nous faisons l’hypothèse que les configurations squelettiques résultent de la décharge en masse de deux structures du tronc cérébral, les noyaux vestibulaires et les neurones réticulaires qui convoient leurs décharges aux motoneurones spinaux via les faisceaux reticulo-spinaux et vestibulo-spinaux. Les configurations squelettiques (posture) résulteraient donc de deux facteurs : l’activité soutenue de ces deux groupes de neurones et la connectivité de ces groupes avec les motoneurones spinaux.

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Eve BERGER, Didier AUSTRY

Collège International Méthode Danis Bois

Le développement de la plasticité perceptive

Nous recenserons rapidement certains thèmes présents dans les sciences du mouvement sous forme de couples opposés pour dessiner des controverses toujours actuelles : rôles respectifs des composantes motrices et sensorielles du mouvement (Paillard, Roll, Hasbroucq) ; primauté de la gestion centrale ou de la gestion périphérique du mouvement (Jeannerod) ; place du feedback et de l’anticipation dans l’organisation et la modification d’un mouvement (Berthoz).

Ce contexte posé, nous y situerons la recherche de Danis Bois. Ce dernier tente de placer la science du mouvement dans une perspective phénoménologique, en réhabilitant la place de l’expérience corporelle subjective dans une analyse pointue des composantes sensorielles du geste. De cette analyse pratique, nous développerons certains thèmes centraux, tels que l’intention, la composante linéaire du mouvement, la lenteur de réalisation du mouvement, et la notion de schèmes associatifs de mouvements.

Nous montrerons comment la conjugaison de ces différents éléments participe à un développement actif de la plasticité perceptive.

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